de Thomas Heams-Ogus
1942
Il faudrait imaginer une bille de plomb, noire à en capter toute la lumière du jour, dense de son poids et de sa chaleur mêlés, confondus. Il faudrait l’imaginer immobile. Son socle serait une montagne. Une montagne au centre de l’Italie, presque la plus haute, pas la plus impressionnante, mais surgissant néanmoins comme une barrière naturelle face à qui viendrait de la côte peu distante. On s’en approcherait comme d’un tabou, par des vallons clairs. La courbe des collines en cacherait longtemps la raideur. Et puis elle se dévoilerait, on serait face à elle, frontière évidente, signe d’une halte indispensable à qui voudrait obstinément continuer en ligne droite vers l’ouest. Mais dire cela, c’est déjà en être au pied, c’est trop tôt, pour l’instant la bille de plomb est au sommet, personne ne pourrait l’y voir. Il y aurait du vent, des oiseaux tournoyants. Cette bille de plomb serait le petit supplément d’altitude, infime et provisoire, de cette montagne. Elle serait là, il ferait jour. Et puis tout changerait. Un souffle, un basculement, un choc. Peut-être même quelque chose de tellurique et sourd. Une rupture d’équilibre, une violence. Et la bille tomberait, d’abord de son monticule, modestement, en prenant un élan fragile, déplaçant sans cesse dans l’espace sa matière et sa chaleur, prête à s’arrêter sur un replat mais non, continuant, attirée par le vide, appelée par le rien, gagnant en vitesse, brûlante et isolée dans la fraîcheur d’altitude. Chutant. Elle gagnerait vite la limite, presque une ligne de niveau, entre le sommet rocailleux à la pente vertigineuse et la large base arborée, comme en soutien. Elle y parviendrait vite, après une quantité dénombrable de chocs sur les pierres, contacts éphémères pour mieux repartir pour d’autres rocs, ceux que leur histoire individuelle aurait placés sur sa trajectoire. Une fois la forêt atteinte, là où la pente s’adoucit, là où l’air est plus humide, peut-être que la bille ralentirait mais alors imperceptiblement, pour l’heure toujours ivre de sa vitesse à travers les sapins blancs. Chaque point de sa surface minuscule serait soumis aux subites et irrégulières alternances d’ombres et de lumière, quoique cette irrégularité eût été parfaitement indécelable à qui aurait prêté attention à cette bille de plomb, mais personne ne le ferait, et puis la bille n’existe pas. À peine freinée par ses chocs, elle passerait peut-être près d’un refuge, peut-être près d’un homme courant vers ce refuge. Épuisé, bouche ouverte, tempes prêtes à éclater, front perlé d’une sueur acide qui attaquerait ses yeux, mais voit-on ces périls, voit-on ces menaces, cet homme existe-t-il ? Alors, son inertie étant son seul maître, elle poursuivrait sa course, elle laisserait cette apparition à son statut de prémices. Ses chocs avec la terre meuble s’étoufferaient bien plus que ceux contre la rocaille du sommet, déjà loin, déjà de l’histoire, et déjà donc de l’oubli. Toujours loin des hommes, elle s’en rapprocherait pourtant et bientôt l’histoire commencerait, un choix arbitraire de début et de fin, un voile sur l’avant, la fuite de l’après. Dans l’ombre, dans ces chocs à peine plus longs, la bille sentirait les battements des cœurs des hommes du lointain, qui se transmettent aux poitrines et parcourent les corps, puis les quittent pour diffuser dans la forêt silencieuse.
La bille filerait dans cette folie de verts, le vert tendre des feuilles jeunes, que le soleil perce et dont il révèle les nervures et les perforations, le vert noir et impénétrable des feuilles épaisses, là où la lumière rend les armes et n’en dessine que les contours dans un contre-jour aveuglant, mille nuances de vert, sans parler du bruit des ruisseaux, de la terre poudreuse, de l’effleurement des herbes, et ces théories de détails absorbés par la vitesse, et la trouée claire qui annoncerait l’orée de la forêt, l’ouverture vers le village, les hommes, leurs chairs, leurs doutes. Ce serait alors vite le village, rond, ramassé au confluent de deux rivières, qui elles aussi charrient l’énigme de leur chute. La pente plus faible, les mousses, les chocs contre les arbres auraient eu raison de sa vitesse, la perspective d’une fin à cette trajectoire apparaîtrait bientôt, encore quelques hectomètres, mais cela approcherait, ce ne serait plus une spéculation. La bille se gonflerait de lenteur, dans ce bout de vallée, parmi les hommes, d’autres hommes, une apparition d’hommes présents tout autour, des hommes sous le soleil, des hommes au pied de la montagne, allant vers le village, des hommes sur des ponts, des hommes en vie comme la bille était en mouvement, mais tout a une fin, et la bille à hauteur d’homme ralentirait alors, rendant inéluctable son arrêt prochain avant que ce monde n’explose. La bille imaginaire, celle qu’on aurait inventée pour se rapprocher progressivement, la bille à la vitesse d’un homme qui marche viendrait terminer sa course au bout de cette route entre les champs d’oliviers, où se trouverait le sanctuaire de San Gabriele, lieu de pèlerinage célèbre dans tout le pays, imposant, inattendu. Avec sa pellicule de poussière, elle s’arrêterait ici.
« Cent seize Chinois et quelques ». Thomas Heams-Ogus.
Thomas Heams-Ogus a trente-trois ans. Il est ingénieur agronome et biochimiste.
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